Le Cercle des autrices disparues

Le Cercle des autrices disparues

A la découverte des autrices méconnues de la science-fiction

DoctriZ

Chaque épisode offre un portrait et une lecture d'une autrice de science-fiction mise de côté par l'histoire du genre.

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Lecture : Kate Wilhelm

Voici la pastille de lecture pour Kate Wilhelm ! Comme pour le portrait, c’est une première. On fera de notre mieux pour améliorer au fur et à mesure, mais il faut bien commencer quelque part ? ^^
Je souhaite une nouvelle fois une bonne écoute !

Texte : Hier, les oiseaux, Kate Wilhelm, 1977
Lecture : DoctriZ
Montage : Le Technicien

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Transcription

Comme je le disais dans le teaser, ce balado n’est pas seulement un portrait, mais aussi un pastille de découverte. Alors, allons jeter un oeil à ce que Kate Wilhelm écrivait concrètement. Mais avant ça, une petite digression — la dernière :
Pour trouver les textes de Kate Wilhelm aujourd’hui, plusieurs stratégies :
Pour les traductions en français :
– Le Passager clandestin a publié Demain le silence, dans la collection “Dyschroniques”, et il existe quelques librairies qui ont encore en stock la réédition de Hier les oiseaux au Livre de Poche de 2018

– Sinon sur le réseau de l’occasion, en ligne ou chez les bouquinistes proches de chez vous,
– Si vous lisez en numérique, vous trouverez en ligne les epub de certaines éditions plus ou moins récentes,
– Evitez la FNAC et Amazon :)
– Pour les textes en anglais, tout se trouve en ligne que ce soit en papier ou en numérique. Vous pouvez passer par des sites spécialisés ou bien simplement par le site de votre librairie préférée. Evitez la FNAC et Amazon :) Je vous conseille toutefois de vous tourner vers le site porté par la famille de Kate Wilhelm, infiniteboxpress.com. L’expérience de l’autrice dans le milieu de l’édition étasunien l’a assez écoeurée. Les éditeurs établissent des contrats qui sont hautement en défaveur des auteurices mais difficilement négociables. Aussi Wilhelm a-t-elle décidé de prendre en charge la diffusion de son travail et a monté un site marchand de publication à la demande, aujourd’hui administré par un de ses fils.
Et enfin, je le disais au début, Kate wilhelm est aussi une autrice reconnue pour ses fictions policières, notamment ses 2 séries : Barbara Holloway mysteries et Constance Leidl and Charlie Meiklejohn mysteries, qu’elle a menées jusqu’à peu avant son décès. Vous trouverez très facilement ses romans là, même s’ils n’ont pas été traduits en français.
Je vous parle, je vous parle, mais alors, et cette lecture ?
Pour ce premier épisode, je vous propose un extrait de Where Late the Sweet Birds Sang. Il s’agit de la traduction de Sylvie Audoly, faite pour Présence du futur en 1977 et reprise par le Livre de poche en 2018.
J’ai pioché un passage qui n’est pas l’incipit, mais qui reste au début du roman. On retrouve David Sumner, un jeune homme issu d’une famille de fermiers, et qui vient tout juste de rentrer à Harvard pour faire des études en biologie.

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Extrait :**

David passa le Nouvel An à la ferme des Sumner avec ses parents et une horde de tantes, d’oncles et de cousins. Le jour du 1er janvier, grand-père Sumner annonça une grande nouvelle.
— Nous allons construire un hôpital à Bear Creek, de ce côté-ci de la minoterie.
David cligna des yeux. C’était à un peu plus d’un kilomètre de la ferme, à des kilomètres de tout.
— Un hôpital ?
Il se tourna vers son oncle Walt, qui opina de la tête.
Clarence regardait fixement son cocktail d’un air sombre, et le père de David, le troisième frère, suivait du regard les volutes de fumée qui s’échappaient de sa pipe. David se rendit compte qu’ils étaient tous au courant.
— Pourquoi là-haut ? demanda-t-il enfin.
— Ce sera un hôpital de recherche, répondit Walt. Sur les maladies génétiques, les défauts héréditaires, et tout ce genre de choses. Deux cents lits.
David secoua la tête, ne pouvant y croire.
— Vous rendez-vous compte de ce qu’un truc pareil va coûter ? Qui va le financer ?
Son grand-père éclata de rire d’un ton agressif.
— Le sénateur Burke s’est aimablement débrouillé pour obtenir des fonds fédéraux », dit-il. Sa voix prit un ton plus mordant. « Et j’ai persuadé plusieurs membres de la famille de mettre un peu d’argent dans la cagnotte. »
David jeta un coup d’œil à Clarence, qui avait l’air peiné.
— Moi, je donne la terre, continua grand-père Sumner. On va ainsi obtenir de l’aide à droite et à gauche.
— Mais pourquoi Burke s’en occupe-t-il ? Tu n’as jamais voté pour lui, dans aucune de ses campagnes.
— Je lui ai dit qu’on consacrait une grande partie de notre fortune à soutenir l’opposition, et que s’il voulait bien assouplir ses positions, on pourrait le soutenir, car nous sommes très nombreux, David, aujourd’hui. Une très grande famille.
— Ça alors, chapeau ! s’exclama David, qui n’arrivait pas encore à y croire. Tu renonces à ton cabinet pour la recherche ? demanda-t-il à Walt. Son oncle acquiesça. David finit de boire son cocktail.
— David, lui dit Walt tranquillement, on voudrait t’embaucher.
Il leva aussitôt les yeux.
— Pourquoi ? Je ne suis pas dans la recherche médicale.
— Je connais ta spécialité, reprit Walt toujours calmement. On a besoin de toi comme conseiller, et plus tard comme responsable du département de la recherche.
— Mais je n’ai même pas encore fini ma thèse, dit David, qui eut l’impression d’être tombé dans un traquenard.
— Tu feras encore un an de travail de routine pour Selnick, et le cas échéant tu rédigeras ta thèse, un peu ici, un peu là. Tu pourrais l’écrire en un mois, n’est-ce pas, si tu en avais le temps ?
David acquiesça à regret.
— Je sais, lui dit Walt avec un léger sourire. Tu as l’impression qu’on te demande de renoncer à la carrière de toute une vie pour un rêve fumeux. » Mais quand il ajouta : « Nous sommes convaincu, David, que nous n’en avons plus que pour deux à quatre ans maximum à vivre », il ne souriait plus du tout.
2 .
David regarda successivement son oncle, son père, tous ses oncles et cousins qui se trouvaient dans la pièce, et finalement son grand-père. Il hocha la tête d’un air désespéré :
— C’est de la folie. Que voulez-vous dire ?
Grand-père Sumner soupira bruyamment. C’était un homme de grande taille, à la poitrine massive et aux biceps saillants. Il avait les mains si larges que chacune d’elles pouvait tenir un ballon de basket. Il avait l’allure d’un géant, et malgré les nombreuses années qu’il avait consacrées à exploiter sa ferme, puis à surveiller ceux qui l’exploitaient pour lui, il avait trouvé le temps de lire plus que personne. On ne pouvait évoquer aucun livre (à l’exception des best-sellers actuels) qu’il n’ait lu, ou dont il n’ait entendu parler. Et il se souvenait de ce qu’il lisait. Sa bibliothèque était plus complète que bien des bibliothèques municipales.
Il se pencha en avant et dit alors :
— Écoute-moi, David. Écoute-moi bien. Je t’explique ce que ce foutu gouvernement n’ose toujours pas admettre. Nous sommes sur la première pente de cet éboulement qui va précipiter notre économie, et celle de toutes les nations de la terre, dans des abîmes inimaginables.
« J’en ai reconnu les signes, David. La pollution nous gagne plus vite qu’on ne le croit. Il n’y a jamais eu autant de radiations atomiques dans l’atmosphère depuis Hiroshima, regarde les essais nucléaires français, chinois. Les retombées. Dieu sait d’où tout cela peut venir. Nous avons atteint le taux de croissance de population zéro il y a environ deux ans, mais c’était le but recherché, David, tandis que les autres nations, elles, sont en train d’y venir sans l’avoir voulu. La famine sévit actuellement dans un quart du globe. Il ne s’agit pas là d’une prévision pour dans dix ans, ni même six mois. La famine est ici, et depuis déjà trois ou quatre ans, et la situation empire. Il n’y a jamais eu autant de maladies depuis que le bon Dieu a inventé les plaies d’Égypte. Et ce sont des fléaux dont nous ignorons tout.
« Les sécheresses et les inondations sont plus nombreuses qu’autrefois. L’Angleterre est en train de devenir un désert, les marécages et les landes s’assèchent. Des espèces entières de poissons ont disparu, ont complètement foutu le camp, en l’espace d’un an ou deux seulement. Les anchois ont disparu. L’industrie de la morue a disparu. Les morues que l’on pêche sont malades, impropres à la consommation. On ne pêche plus sur la côte ouest du continent américain.
« La moindre récolte sur terre est atteinte de la nielle, et cela s’aggrave de jour en jour. Le maïs nielle. Le blé rouille. La graine de soja nielle. Nous réduisons maintenant nos exportations en biens alimentaires, et l’année prochaine nous allons toutes les supprimer. Nous connaissons des pénuries que nous n’aurions jamais pu imaginer. D’étain, de cuivre, d’aluminium, de papier, de chlore, même ! Que se passera-t-il, à ton avis, quand le monde ne pourra soudain même plus purifier l’eau potable ? »
Au fur et à mesure qu’il parlait, son visage s’était assombri, il se fâchait de plus en plus, accablant David de questions auxquelles il ne pouvait répondre, et David le regardait avec stupeur sans pouvoir prononcer un mot.
— Et pour tout cela, on ne sait pas quoi faire, continua son grand-père. Pas plus que les dinosaures n’ont su empêcher leur propre extinction. Nous avons changé les réactions photochimiques de notre propre atmosphère, et nous ne sommes pas capables de nous adapter assez vite aux nouvelles radiations pour survivre ! Certains ont clamé qu’il s’agissait d’une préoccupation essentielle, mais qui les a écoutés ? Ces foutus imbéciles vont déposer chaque catastrophe au pied de l’autel des problèmes locaux et refusent de les considérer sur un plan mondial, jusqu’au jour où il sera trop tard pour faire quoi que ce soit.
— Mais si tout cela est vrai, quelle est la solution ? demanda David, en cherchant un regard un soutien du côté du docteur Walt, sans en trouver aucun.
— Il faut fermer les usines, laisser les avions au sol, cesser l’exploitation minière, se débarrasser des voitures. Mais ils ne le feront pas, et même s’ils le faisaient, ce serait encore la catastrophe. Ça finira par sauter. D’ici deux ans, David tout va se briser.
Il but alors son cocktail et reposa brusquement le verre de cristal. À ce bruit, David sursauta.
— Ce sera le plus grand désastre qu’ait connu l’homme depuis qu’il a commencé à graver des inscriptions sur la pierre, je peux vous le dire ! Et on va s’y préparer ! Moi, je m’y prépare ! Nous avons la terre, et nous avons les hommes pour la cultiver, nous aurons notre hôpital et nous rechercherons les moyens de conserver en vie nos animaux et nos hommes, et quand le monde s’effondrera nous serons vivants et quand il mourra de faim nous aurons de quoi manger.
Soudain, il s’arrêta pour observer David en plissant des yeux.
— Je pense que tu partiras d’ici avec la ferme conviction que nous sommes tous devenus fous. Mais tu reviendras, David, mon garçon. Tu seras de retour avant que les cornouillers fleurissent, car tu auras reconnu les prémices.
David retourna en faculté, à sa thèse et au travail fastidieux que Selnick lui donnait à faire. [...] En février, en représailles de l’embargo sur les denrées alimentaires qu’ils leur avaient imposé, le Japon vota des restrictions commerciales qui rendirent tout échange avec les États-Unis impossible. Le Japon et la Chine signèrent un traité d’assistance mutuelle. Au mois de mars, le Japon s’empara des Philippines, et par là même de leurs rizières, et la Chine reprit son rôle de curateur, depuis longtemps en sommeil, vis-à-vis de la péninsule indochinoise, et plus particulièrement des rizières du Cambodge et du Vietnam.
Le choléra frappa Rome, Los Angeles, Galveston et Savannah. L’Arabie Saoudite, le Koweit, la Jordanie et les autres nations du bloc arabe lancèrent un ultimatum : les États-Unis doivent garantir au bloc arabe une ration annuelle de blé, et cesser toute aide à l’État d’Israël, faute de quoi les États-Unis et l’Europe ne recevront plus de pétrole. Ils refusèrent de croire que les États-Unis ne pouvaient faire face à leurs exigences. On imposa immédiatement des restrictions sur le plan des voyages internationaux, et le gouvernement américain, par un décret présidentiel, créa un nouveau ministère, avec statut de ministère d’État : le Bureau des informations.
....

C’était un extrait de Hier, les oiseaux, de Kate Wilhelm, paru 1976 aux USA, traduit en france par Sylvie Audoly en 1977 et encore trouvable en papier pour celleux qui voudraient avoir la suite !

En cours de lecture

Kate Wilhelm - PILOTE

Merci d’avoir écouté ce premier épisode du Cercle des autrices disparues ! J’espère que ça vous a plu. Comme c’est un pilote, je cherche encore mes marques. Aussi n’hésitez pas à me faire vos retours sur les réseaux sociaux ! :)

Ecriture : DoctriZ (@doctriz.sf)
Voix de Kate Wilhelm : Mara Vega (@maravegatwitch / @cesttoilaradio)
Montage : LeTechnicien_ (@le_techniciendz / @LeTechnicien_)

## Sources :
– Ben Bova, Nebula Awards Showcase 2008, New York, Roc / New American Library, 2008.
– Kate Wilhelm, Storyteller : Writing Lessons and More from 27 Years of the Clarion Writers' Workshop, Northampton, Small Beer Press, 2005.
https://sf-encyclopedia.com/entry/wilhelm_kate
https://web.archive.org/web/20190319193402/http://katewilhelm.com/sample-page/
https://en.wikipedia.org/wiki/Kate_Wilhelm
https://crochetcoralreef.org/
https://sf-encyclopedia.com/entry/milford_science_fiction_writers_conference
https://sf-encyclopedia.com/entry/clarion_science_fiction_writers_workshop
https://sf-encyclopedia.com/entry/sfwa
https://www.clarionwest.org/
https://www.isfdb.org/cgi-bin/ea.cgi?66
https://www.infinityboxpress.com
https://archiveswest.orbiscascade.org/ark:/80444/xv40197
https://books.google.fr/books?id=DZpjjKWvv3UC&pg=PT496&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false
https://www.oregonencyclopedia.org/articles/wilhelm_kate/#.X5ir9FBlDcu
https://www.noosfere.org/livres/auteur.asp?numauteur=461
https://www.youtube.com/w atch?v=MlkOUNb7TA0

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Transcription**

C’est bon ! Enfin. Voici le premier épisode du cercle des autrices disparues. L’écriture a été plus longue que prévue. On commence quelque chose de nouveau, faut trouver ses marques toussa toussa... Et pour ce premier portrait, il fallait choisir quelqu’une qui ait été suffisamment connue en france pour bénéficier de plusieurs traductions au fil de sa carrière mais qui a été laissée de côté au moment de s’intéresser à la sauvegarde du matrimoine en français. Et qui choisir à part celle dont le sourire illumine la vignette de ce balado : j’ai nommé Kate Wilhelm.

On est en 1956. L’âge d’or de la science-fiction étasunienne touche à sa fin alors que de nouvelles auteurices arrivent dans les pages des magazines spécialisées. Parmi celleux-ci Kate Wilhelm. Son nom apparaît pour la première fois au sommaire du numéro d’octobre de Fantastic, avec une nouvelle intitulée “The Pint-Size Genie”, “le génie haut comme trois pommes”. La présentation de l’éditeur est aussi absurde qu’efficace pour traduire ce que la nouvelle raconte :
“Tout va bien pour vous ? Tout ce que vous touchez se transforme-t-il en or ? Vous avez obtenu l'augmentation de salaire que vous aviez demandée et une vice-présidence se profile à l'horizon ? Alors, pour l'amour du ciel, ne vendez pas votre maison ! Du moins, pas avant d'avoir lu cette histoire. Vous n'avez pas de maison ? Alors dépêchez-vous d'en acheter une ! C'est peut-être ce qui fera de vous un homme”

Avec mes mots, je résumerai la nouvelle comme suit : la chance peut nous tomber dessus du lendemain à aujourd’hui.

Présenter Kate Wilhelm est un exercice accrobatique. Si l’importance de sa carrière d’écrivaine de SF ne fait aucun doute, elle est régulièrement éclipsée par celle de son deuxième mari, Damon Knight. Ouvrez n’importe quelle page sur Wilhelm, et vous aurez cette phrase “(1928 - 2018) autrice américaine, mariée à Damon Knight, de 1963 à sa mort en 2002”.
Et il est vrai qu’on sait peu de choses sur elle avant qu’elle n’entre dans le cercle des autrices de SF à la fin des années 1950. Mais voici ce qu’on peut dire à partir du peu que l’on a à disposition. Katie Gertrude Meredith est née en 1928 à Toledo dans l’Ohio. Toledo c’est une grande ville industrielle. Dans les années 20, elle bénéficie d’une des plus grande croissance industrielle des Etats-Unis. Toledo s’enrichit, emploie nombre de travailleuses et travailleurs et s’agrandit. Mais en octobre 1929, c’est le grand crack boursier de Wall Street. L’enthousiasme culturelle et économique des années 20, les roaring twenties, s’éteint brutalement et l’économie mondiale plonge dans La Grande Dépression. En tant que ville industrielle, Toledo est frappée de plein de fouet, laissant des milliers de personnes sans emploi du jour au lendemain.

Pour Kate, on sait seulement qu’elle finit son lycée à Louisville, Kentucky — à 500km au sud, de l’autre coté de la rivière ohio. Comme on n’a pas d’information sur sa famille, on peut penser que ses parents étaient des prolétaires, qui ont quitté Toledo pour trouver de meilleures conditions de vie et ont porté leur choix sur Louisville, relativement épargnée par la crise économique. Les Meredith feraient ainsi partie des 15 000 nouveaux habitants de la ville, arrivés au début de la grande dépression.
C’est au lycée que Kate rencontre Joseph Wilhelm, avec qui elle se marie en 1947. Elle a alors 19 ans. Iels resteront mariés jusqu’en 1962 et auront 2 garçons.
Dans les années qui suivent, Kate, comme toute prolo qui cherche à s’en sortir, cumule les petits jobs : mannequin, oui oui, opératrice et standardiste, pas tout à fait la même chose, vendeuse et agente pour une compagnie d'assurance, presque la même chose.

Kate ne rencontre la littérature populaire que lorsqu’elle arrive à Louisville. Elle n’avait pas accès au marchand de journaux avant parce que celui le plus proche de chez elle était aussi un comptoir malfamé pour bookmakers et les femmes n’y étaient pas acceptées. Mais elle découvre avec bonheur les anthologies de science-fiction de Groff Conklin, un célèbre anthologiste et critique du genre, dans les rayonnages de la bibliothèque publique de Louisville (vive le service public !).
Toutefois, ce n’est qu’à 28 ans, alors que ses 2 premiers enfants sont encore en bas âge qu’elle se lance dans l’écriture. Dans un entretien, elle confie que c’est en lisant une mauvaise nouvelle dans une anthologie de Sf qu’elle s’est dit qu’elle pourrait faire mieux.

Son premier texte publié, “The Pint-size genius” dont j’ai parlé tout à l’heure est pourtant une publication inattendue. Cette nouvelle est initialement tombée dans une pile de textes refusés. Mais Cele Goldsmith, assistante d’édition au magazine Fantastic la trouve, l’apprécie et l’achète. Néanmoins, la première nouvelle réellement acceptée après soumission est “The Mile-Long Spaceship” (ce qu’on pourrait traduire par “le vaisseau d’1 km de long”). Proposée à John Campbell, l’éditeur de l’importante revue Astounding, elle sort en 1957 et lance la carrière de Kate Wilhelm. Elle racontera plus tard avoir écrit le texte en une après-midi mais avoir mis des jours à la taper à la machine parce qu’elle était mauvaise dactylo. Avec l’argent de cette nouvelle, elle achète quand même une machine à écrire !

Pour comprendre la trajectoire littéraire de Wilhelm, on va devoir faire un petit détour sur les groupes d’auteurices de SF au milieu du XXe siècle aux Etats-Unis.
Après la naissance des science fiction leagues — les premiers groupes de fan qui forment le proto fandom — les auteurices aussi cherchent à se regrouper. À la fin des années 1930, naissent les Futurians, un collectif new-yorkais plus ou moins libertaire d’auteurs amateurs qui cherchent à se professionnaliser. Là se trouve la future fine fleur de l’époque : Fredrick Pohl, James Blish, Judith Merril et Damon Knight, entre autres. Or au début des années 1950, alors que les carrières des uns et autres sont déjà bien lancées, Judith Merril, James Blish et Damon Knight finissent par déménager à Milford en Pennsylvanie, à une centaine de kilomètres à l’ouest de New York. Les trois se connaissent donc bien et décident de reproduire l’émulation collective des Futurians en créant la Milford Science Fiction Writers' Conference, la conférence des écrivains de science-fiction de Milford, en 1956. Voici ce qu’en dit Kate Wilhelm elle-même dans son ouvrage Storyteller, paru en 2005 :
“Il s'agissait d'un atelier lancé par Judith Merril, James Blish et Damon Knight au milieu des années 1950, avec l'idée que les écrivains professionnels tireraient profit et apprécieraient de se réunir pour critiquer le travail des autres et parler boutique.
L'événement se déroulait sur huit jours, avec des séances de critique quotidiennes de midi à la fin de l'après-midi, un dîner et des discussions qui duraient souvent jusqu'à l'aube. L'événement a connu un énorme succès dès le départ, attirant des sommités de la science-fiction de tout le pays et d'Angleterre. Parmi ceux qui ont participé à l'intégralité des huit jours au fil des ans, citons Judith Merril, éditrice de la prestigieuse série Year's Best Science Fiction, James Blish et Damon Knight, tous deux critiques et éditeurs primés, Ben Bova, Harlan Ellison, Piers Anthony, John Brunner, Anne McCaffrey, Carol Emshwiller, Algis Budrys et Richard McKenna. Parmi ceux qui ne sont venus que pour un week-end, citons Brian Aldiss, Arthur C. Clarke, Isaac Asimov, Robert Silverberg, Fred Pohl et Theodore Sturgeon. Dans l'ensemble, il s'agissait d'un groupe inspirant et parfois intimidant.
J'ai été invitée à participer à ma première conférence de Milford en 1959, et je m'en souviens aussi clairement que si elle s'était déroulée il y a seulement un an ou deux. J'étais terrifié, pour une raison, et à juste titre : J'étais aussi novice que n'importe quel écrivain novice ayant rêvé de devenir professionnel. Je ne connaissais rien à la critique, ni à l'acceptation de la critique, et l’histoire [que j’y ai présentée] a pris une sacrée raclée [...]. Dans la foulée, j'ai mis mon rouge à lèvres le plus brillant et je suis allée au bord de la rivière Delaware pour jeter des pierres dans l'eau aussi fort que je le pouvais, en marmonnant : "Je vais te montrer, James Blish. Je vais te montrer, Damon Knight. Je vous montrerai... . ." Je ne me souviens pas de la distance [en ricochet] que j'ai parcourue avant que mon bras ne se fatigue. (...)”

A force de se fréquenter, Kate et Damon se tombent dans les bras l’un de l’autre. Je cite encore :
“Quatre ans plus tard [en 1963-64 donc], Damon et moi, tous deux divorcés, nous sommes mariés. Cette année-là, Jim Blish et Judy Merril ont dû abandonner la tâche ardue d'organiser la conférence, bien qu'ils y aient assisté régulièrement, et Damon, avec l'aide que je pouvais lui apporter, a dirigé la conférence à partir de ce moment-là. La conférence de Milford, qui nous avait présentés, est devenue notre premier travail d'équipe.”
La Milford devient un tremplin pour wilhelm. Juste pour donner une idée : de 1957 à la sortie de son premier roman de sf en 1965, elle publie plus d’une vingtaine de nouvelles. Sur toute sa carrière, on en compte environ 135 juste pour la SF + une quarantaine de romans, SF et policier compris (oui elle a aussi écrit des romans de détection !). Il est vrai que l’aura dont a bénéficié très vite la conférence de milford dans le fandom a permis à toustes les participantes de se faire éditer facilement. Non seulement il s’est vite agi d’un collectif qui a pu éduquer des générations d’auteurices à gérer leur relation aux stuctures éditoriales mais les ateliers d’écriture et de correction à plusieurs ont affiné les compétences littéraires de chacune et chacun. Dans le milieu, on appelait ça la “Milford Mafia”.
Evidemment, quand une formule fonctionne, on cherche à la reproduire. Quand James Blish et son épouse Judith Ann Lawrence partent pour l’angleterre en 1973, iels décident de reproduire l’expérience. La Milford Science Fiction Writers' Conference s’installe à... Milford-on-Sea dans le Hampshire. Cette annexe britannique existe encore mais le lieu change régulièrement.
Mais ce qui nous intéresse le plus ici, va être la création d’une autre succursale, aux états-unis, dans laquelle Kate aura plus d’investissement : la Clarion Science Fiction and Fantasy Workshop.

Voyons ce qu’elle en dit, toujours dans son ouvrage Storyteller :
“En 1966, Judy Merril et moi-même avons rédigé une pétition protestant contre la guerre du Viêt Nam et l'avons fait circuler pour obtenir des signatures parmi les écrivains professionnels du domaine de la science-fiction, puis l'avons publiée. L'année suivante, Robin Scott Wilson a participé à la conférence de Milford. Ce n'était pas un secret que Robin avait fait partie de la CIA avant de se tourner vers l'enseignement et l'écriture, mais la paranoïa était à son comble, et Judy et moi craignions qu'il n'ait pas complètement abandonné la CIA, que notre protestation ait attiré l'attention, que nous soyons sur une liste, en train d'être surveillées. Le fait d'apercevoir Robin posant des questions et prenant des notes à chaque instant n'a pas contribué à apaiser notre appréhension. Le dernier jour de l'atelier, Robin a expliqué ses motivations. Il enseignait au Clarion State College et prévoyait d'organiser un atelier d'été sur l'écriture créative. Après avoir observé la conférence de Milford pendant une semaine, il avait l'intention de modeler son atelier sur la méthode de Milford. Il a alors demandé à quatre personnes de venir en tant que conférenciers invités. Il a précisé que le financement ne couvrirait pas plus de quatre personnes et qu'elles seraient rémunérées de manière dérisoire. Il avait prévu d'assurer lui-même la première et la dernière semaine. Les quatre personnes qu'il avait choisies étaient Damon Knight, Judy Merril, Fritz Leiber et Harlan Ellison. Damon lui dit que s'il y allait, je devrais y aller aussi, et Robin, toujours en parfait gentleman, a cligné des yeux et dit : « Bien sûr ».”

La pétition dont elle parle ici : “We oppose the participation of the United States in the war in Vietnam » (Nous nous opposons à la participation des États-Unis à la guerre du Viêt Nam.), sort dans le numéro de juin 1968 de la revue Galaxy [volume 26, numéro 5 (juin 1968)]. Quant à la proposition de Wilson, ce qui devait être une participation unique aux rencontres de Clarion devient un rendez-vous annuel auquel le couple wilhelm-knight participent tous les ans en tant que formateurice. Damon Knight en tire d’ailleurs un manuel d’écriture, traduit en français en 2022 par les éditions argyll.

La présence d’auteurices reconnues à cet atelier — elleux deux mais aussi toustes les autres qui y sont passés par la suite — génère une aura similaire à celle de la Milford, et comme pour la milford, la Clarion se déplace et se multiplie. Coexistent ainsi pendant un temps la Clarion East et la Clarion West, chacune désignant successivement des lieux différents aux Etats-unis.
Le livre que je cite depuis le début de ce balado, Storyteller a pour titre complet : “Writing Lessons and More from 27 years of the Clarion Writers’ Workshop” = leçons d'écriture et plus encore de 27 ans d'atelier d'écriture clarion. Et il me semble que le fait que les seuls documents autobiographiques que nous a laissés kate wilhelm soient un témoignage de son expérience dans la Clarion Science Fiction and Fantasy Workshop traduit bien l’importance de ces ateliers d’écriture dans sa carrière — mais aussi l’étendu de son influence sur le fandom étasunien. Aborder la vie de Kate Wilhelm ne peut se faire — à mon avis — autrement que par cette conscience du collectif — qui se retrouve à deux niveaux.

D’une part, son oeuvre littéraire est reconnue pour mettre en avant le faire ensemble, le commun. Kate Wilhelm est considérée comme une experte de la fiction psychologique. Comme le note John Clute dans The Encyclopedia of SF: “À maintes reprises, dans les récits les plus marquants, l'histoire commence dans le cadre banal mais instable d'une famille parfois manifestement dysfonctionnelle, puis bascule soudainement dans une perspective de science-fiction ou de fantasy à partir de laquelle, de manière effrayante, la fragilité de nos mondes sociaux peut être discernée.” C’est en effet ce que l’on retrouve dès son premier texte, “The Pint Size Genius”; dans Where Late the Sweet Birds Sang, (traduit par Hier, les oiseaux) le texte majeur de son époque (1976) – et qui a reçu les prix Hugo and Locus et qui a été nominé pour le Nebula du meilleur roman ; ou encore dans la nouvelle “No light in the window”, une nouvelle qui traite de psychologie genrée dans un cadre militaire et spatial.

Kate Wilhelm a marqué la SF parce que sa plume est insicive, précise, et plurielle.
Et le fandom a su le reconnaitre. Parmi sa foisonnante bibliogaphie, une douzaine de textes ont été nominés au Nebula Award, dans les catégories : Meilleur roman, meilleure nouvelle, meilleure novellette et meilleure novella. A ceci s’ajoute les récompenses obtenues pour : The Planners et “Forever Yours, Anna”, tous les 2 nébula de la meilleure nouvelle, respectivement en 1969 et 1988 ; et “The Girl Who Fell into the Sky", Nebula de la meilleure nouvelette en 1987.

D’autre part, c’est aussi sa passion pour le partage et la rencontre qui ont nourri son héritage. Et quel héritage d’ailleurs !
Comme pour la conférence Milford, parmi les anciens élèves de Clarion se trouvent les auteurices les plus importantes et importants de ces dernières décennies : voici quelques noms dans le désordre avec un titre traduit en français pour vous donner une idée : Vonda MacIntyre, autrice du Serpent du rêve; Tamsyn Muir, autrice de la série Le Tombeau scellé; Nnedi Okorafor, autrice de la série Binti, Kim Stanley Robinson, la triologie de Mars et Le Ministère du futur, Ted Chiang, auteur de la nouvelle “L’histoire de ta vie”, qui a donné le film Premier contact ; Octavia Butler, la parabole du semeur ; ou encore Nicola Griffith, La lance de Peretur, et Nalo Hopkinson, En direct de la planète minuit. Toustes ces auteurices ont été nominés ou récompensées par les prix les plus prestigieux, et ont contribué à la vitalité et la qualité de la production littéraire dans l’imaginaire. Si Kate Wilhelm n’est pas personnellement responsable de leur réussite individuelle, il reste indéniable que leur passage par la Clarion a été une étape importante dans chacune de leur carrière.
Par ailleurs, et en parallèle de la Clarion, s’est montee la Science-fiction and Fantasy Writers Association, un peu l’équivalent de ce qu’est aujourd’hui en France la Ligue des auteurs pro mais avec une action plus globale. Il s’agit d’ un syndicat qui vise à informer les auteurices de leurs droits et à les défendre, les accompagner dans les projets de publication et ou de traduction, les aider à promouvoir leurs livres. La SFWA décerne aussi des prix : c’est cette organisation qui porte le prix Nébula ainsi que le prix Solstice, renommé en 2009 le prix The Kate Wilhelm Solstice Award. Je vous traduis la description présente sur le site :
“Le prix Solstice Kate Wilhelm est décerné par la SFWA pour récompenser des contributions exceptionnelles à la communauté de la science-fiction et de la fantasy. La SFWA peut décerner jusqu'à trois prix Solstice par an. Il peut être décerné à titre posthume. Le prix Solstice a été décerné pour la première fois en 2009 et a été rebaptisé prix Kate Wilhelm Solstice en l'honneur de l'autrice Kate Wilhelm, lauréate du prix en 2009.”

Bon, c’est un peu redondant je vous l’accorde, mais je crois qu’avec ce prix, on peut dire que la boucle est bouclée. L’investissement de wilhelm dans le fandom a été si important que ces membres anglophones défendent encore activement son héritage. Peut-être qu’il est temps qu’on en face autant par ici.

Mercii de m’avoir accompagné sur ce premier épisode du Cercle de autrices disparues, le podcast qui rallument les spotlights sur les personnalités mise de côté de la sf. On se retrouve bientôt (pour de vrai cette fois !). En attendant, des câlins des bisous, prenez-soin de vous et lisez de la SF!

## Scène post-générique :

Si vous êtes encore là, faut que vous sachiez. Dans son anthologie des textes lauréats du prix nebula de 2008, Ben Bova nous raconte :
“Au début de son mandat en tant que premier secrétaire-trésorier de la SFWA, Lloyd Biggle Jr. [donc dès 1965] a proposé que l'organisation sélectionne et publie périodiquement les meilleures histoires de l'année. Cette idée a rapidement évolué vers un processus de vote élaboré, un banquet annuel de remise des prix et une série d'anthologies Nebula, dont la dernière est celle que vous tenez entre vos mains. Judith Ann Lawrence [la compagne de James Blish] a conçu le trophée Nebula à partir d'une esquisse de Kate Wilhelm. Il s'agit d'un bloc de Lucite contenant du cristal de roche poli et une représentation d'une galaxie spirale faite de paillettes métalliques. Les trophées sont fabriqués à la main et il n'y en a pas deux identiques.”
Hey oui, Kate est partout !
Allez, à très vite !

En cours de lecture

Episode 0 : invitation

Le Cercle des autrices disparues revient !

Après plus de 2 ans d'absence, le format est de retour chez DoctriZ. Maintenant, plus de vidéo ni de stream, juste un balado où je vous invite à me suivre dans les vies fabuleuses des autrices injustement invisibilisées de l'histoire de la science-fiction. Une fois par mois, découvrez le portrait d'une autrice et une lecture pour donner corps (enfin, voix) à son œuvre.

Toutes les sources des épisodes seront mises dans les descriptions, et sinon, n'hésitez pas à me rejoindre toutes les semaines sur www.twitch.tv/doctriz.

Allez, au mois prochain ?
Et en attendant, prenez soin de vous et lisez de la sf ! ;)